Gitoyen, le non-projet

Ou l'histoire d'un opérateur qui préférait ne servir à rien

Si j'y ai participé dès ses débuts en 2001, du moins, dès qu'on a bien voulu m'informer du projet, et si je me suis fortement investi dedans, c'est que je pensais au départ avec ma faible expérience que le projet irait loin. On parlait un peu de révolution, et effectivement, pour nous tous qui n'y connaissions rien, apprendre à monter un opérateur IP avec un numéro de système autonome, faire connaissance avec BGP et se farcir les centaines de pages des procédures rébarbatives rédigées par le Ripe NCC c'était l'aventure, c'était réellement créer un opérateur «alternatif», avec l'envie que ça aille plus loin que le groupuscule de cinq membres du départ, avec l'envie de peser dans la balance et de creuser notre trou à coups d'épaules parmi les opérateurs commerciaux, mais en étant les gentils.

L'espoir

Gitoyen constitué en GIE, c'était aussi la promesse d'une certaine solidarité entre les membres, avec préavis de six mois pour quitter les copains, et la règle (non écrite mais bien présente, puisqu'on a refusé des adhésions à cause ou grâce à elle) de n'avoir pas plus de membres «commerciaux» que de membres à but «non lucratif». Un terrain bien sympa, et prometteur donc.

Et puis l'objectif statutaire lui-même faisait briller les yeux, en parlant de soutenir ses membres, mais aussi de fournir une offre alternative dans un but non marchand et un cadre principalement citoyen, associatif et social. S'il vous plait.

Premier acte (la fausse-couche)

Du coup, conquis par ces objectifs, j'ai vite été confronté au contraste de l'immobilisme de la machine, et du défaut d'implication de la plupart des participants (je parle aussi des personnes fondatrices). Le plus investi et dynamique, Tanelorn (aka. Placenet) a vite été ulcéré de se sentir pris dans un bloc de béton en train de figer, et après avoir constaté la difficulté technique de ne dégager qu'un pied du bac, a assez rapidement quitté le groupement, en 2004. Les réunions n'existaient pas, et aucun projet autre que le maintien de la machine n'était né après elle et le Pouix, initié par Stéphane Bortzmeyer. Au point qu'il est rapidement une évidence que Gitoyen n'était pas une entité dotée d'une volonté propre mais la seule mutualisation des besoins de ses membres, et que si des projets devaient se développer vers l'extérieur, il fallait le faire via une autre structure. C'est donc dès 2003 que j'ai créé l'association Gixe.

Essayer quand même

Gixe s'appuyait sur Gitoyen pour permettre à des tiers d'accéder à ses services. C'était pousser la mutualisation pour la faire jouer, avec le consentement de Gitoyen bien sûr, et aussi son contrôle puisque Gixe était statutairement sous l'emprise d'un Conseil d'Administration entièrement et exclusivement composés des membres de Gitoyen. Grâce à ce mécanisme Gixe a été libre d'accompagner la naissance d'opérateurs alternatifs, notamment en province, mais aussi développer un réseau et des implantations sur les datacentres de la région parisienne et y héberger le Pouix qui a ainsi couvert jusqu'à quatre sites. Les membres de Gitoyen ont tous eu recours aux services de Gixe, d'une manière ou d'une autre : routage, transport ou hébergement.

Contre-produire

Mais Gitoyen (et en fait, certains membres de Gitoyen, certaines personnes) préférait rester petit et renfermé sur lui-même, et a imposé de scinder plus clairement ce qui était Gixe (qui jusqu'ici prolongeait Gitoyen et utilisait son AS dans l'esprit affiché de l'étendre au bénéfice des tiers) et ce qui était Gitoyen. A partir de 2006 donc, le Pouix a été successivement fermé sur tous les autres sites que Telehouse 2, et le réseau de Gitoyen restreint au strict minimum, dans son rack historique en 11a4. Gixe a été prié de jouer «ailleurs» et il a fallu que les activités en lien avec Gitoyen déménagent, ou meurent. Pas un seul instant la question de l'impact de ces décisions sur Gixe ou ses partenaires n'a été à l'ordre du jour. Pourtant la survie de l'association était alors sérieusement remise en cause.

C'est grave docteur ?

Les motivations affichées à l'époque pour justifier la rupture brutale du cordon étaient déjà assez étranges : Gitoyen craignait pour son indépendance (effectivement, ne remplaçant même plus ses propres routeurs en panne Gitoyen s'était mis, par une passivité coupable, dans l'état de voir tout son trafic passer par les équipements de Gixe qui utilisait le même AS). Gitoyen avait peur de conflits d'intérêt entre Gitoyen, Gixe, et FDN puisque j'étais impliqué dans toutes ces structures (mais bénévole dans toutes, et n'en tirant aucun avantage matériel). Gitoyen enfin voulait rester maître de ses projets et s'estimait mal informé et dépossédé par Gixe (malgré la volumineuse documentation accessible, l'accès ouverts sur tous les équipements, et surtout le pouvoir extraordinaire dont les membres de Gitoyen disposaient statutairement sur Gixe).

En réalité il me semblait que les personnes plutôt absentes et peu impliquées (ou bien, de manière assez transitoire) qui soudain urgeaient de se séparer de la dynamique de Gixe, avaient peur de se faire dépasser (presque déposséder) de la paternité des idées auxquelles elle donnait enfin une réalité, de leur contrôle. Mais ce n'est que mon interprétation.

Construire, mais ailleurs

La «séparation» de Gixe a été difficile et coûteuse, d'autant que les membres schyzophréniques du GIE qui utilisaient les services de Gixe prenaient parfois des décisions qui imposaient de couper ces mêmes services. Ça a donc pris demandé énormément d'énergie et de temps. Mais ça a aussi été l'occasion d'identifier des besoins, de mener une réflexion sur le rôle et la distribution des services entre les acteurs, et petit à petit c'est développée ManyOnes pour apporter le complément qui manquait aux projets alternatifs qui avaient besoin de conseil, de soutien, de solutions. Avec en ligne de mire l'opérateur d'opérateurs Opdop qui est, quelques années plus tard, en cours de création.

Second acte (la crise)

Mais Gitoyen continuant de s'occuper à ne rien faire, a aussi été confronté à sa propre vacuité en repoussant Gixe, et à l'inexistance de sa propre plate-forme. Quelques participants ont alors surgi pour lancer sans vraie étude de besoin le GIE dans une révolution technologique chimérique : le développement de nouveaux routeurs basés sur nanobsd. Ceux-ci n'ont en fait, à mon sens, pas apporté de mieux ni de stabilité plus notables que la réelle avancée qui s'est faite simultanément : le remplacement des Celeron 2,4 GHz par des Xeon quad core (qui, eux, étaient capables d'absorber des bascules de transit BGP sans faire tomber toutes les autres sessions en timeout). Tout ennorgueilli de cette réussite factice (qui a couté relativement cher aux membres qui ont participé à payer le stagiaire chargé du projet), Gitoyen s'est senti plus vivant, indépendant, plus ambitieux. Fier.

Le n'importe quoi

Alors bien que toujours complètement inutile pour le reste du monde, Gitoyen a commencé à faire de plus en plus de frais. Un lien Gigabit sur le Sfinx à 6 k€ (hors taxes) par an, parfaitement inutile. Du transit de Tiers-1 à 30 € le Mbps. Un demi-rack vide au TH2. Du matériel Cisco inutilisable, qui moisit dans les baies. J'en oublie sans doute. Dans le même temps, Gitoyen s'empêtrait dans un bourbier administratif auprès du tribunal de commerce, suite à un imbroglio de paperasses que personne n'a jamais pu démêler.

Représentant de FDN dans Gitoyen depuis des années (sur procuration passive puis officielle de Benjamin), il m'a été possible d'éviter à l'association de participer aux dépenses les plus inutiles. Mais alors qu'en parallèle, Gitoyen se fourvoyait, qu'il repoussait les projets qu'il aurait du encourager (ou développer lui-même), qu'il devenait financièrement plus gourmand et administrativement plus fragile, qu'il ne permettait pas à FDN de se développer (je pense notamment au projet de téléphonie qui nécessitait une implantation sur plusieurs sites), il m'est apparu que Gitoyen était réellement devenu plus dangereux pour ses membres, qu'utile.

Quitter le navire ?

C'est donc le discours que j'ai commencé à tenir, dans Gitoyen et dans FDN, petit à petit, pour faire prendre conscience aux uns et aux autres qu'il était devenu nécessaire soit d'opérer un changement dans la gestion et les objectifs de Gitoyen, soit de quitter ce qui était devenu un carcan. Discours très mal perçu bien entendu par les fondateurs (et ça peut se comprendre), pas entrepreneurs pour un sous hélas et pour autant pas du tout prêts à admettre que trop d'immobilisme, dix ans et une fausse révolution technologique plus tard, la soupe primitive était devenu un infâme bouillon grumeleux.

Alors on s'est indigné, on a réagi. On est monté sur ses grands chevaux et on a décidé que Gitoyen ne se laisserait pas enterrer si facilement. On lui a inventé un nouvel objectif (venir en aide aux opérateurs alternatifs, ce que fait Gixe depuis 8 ans et dans une certaine mesure, pour les associatifs, FDN depuis 3 ans),

Troisième acte (la déraison)

Un nouveau statut (associatif) comme si cela allait révolutionner l'implication des personnes, un nouveau modèle tarifaire (fonctionnement plus profilé commercial, mais pas encore sec). Et pour faire ça tranquille on m'a exclu, sans préavis, et même sans me le dire, afin de m'éviter d'apporter la moindre expérience sur l'existant, le contexte ou les articulations possibles, pertinentes, etc. On a estimé que puisque j'avais été si critique, je n'étais pas intéressé par le nouveau projet (dont j'ai pourtant curieusement l'impression que mes observations ont, précisément, provoqué l'avènement). Et d'investir brutalement dans un nouvel objet statutaire le terrain que d'autres projets développement patiemment depuis des années.

Triste constat

J'ai trouvé ça assez violent, assez ridicule, et assez irresponsable de la part de personnes les unes ou les autres : inexpérimentées, absentes (souvent voire toujours depuis 10 ans), profiteuses (parfois), incompétentes (ce qui se mesure aux inepties qui ont filtré jusqu'ici). Et parfois calomnieuses à l'égard de projet constructifs que je même depuis longtemps, et sur lesquels il beaucoup plus facile de cracher que de s'investir. Bref, autant le dire, contre-productif, d'autant que tout l'énergie ainsi employée aurait bien mieux été investie ailleurs.

La leçon est assez amère mais j'en tire deux enseignements majeurs pour la suite. Premièrement travailler avec des copains, c'est bien, mais il ne faut pas se faire d'illusions : comme dans le milieu professionnel un jour vient le temps du bilan et là rien ne va plus. Deuxièmement on doit se méfier des gens qui parlent beaucoup et ne font rien, surtout quand ils vivent sur leur image passée et que le temps est venu de toucher aux vestiges qui reflètent encore leur image glorieuse. Ces deux leçons ont marqué notamment la réforme actuelle du fonctionnement de Gixe qui, privée de son Conseil «gitoyen», est dorénavant ouverte aux bénévoles actifs.

Quelles raisons d'espérer

J'ignore encore, à l'heure de la rédaction de cet article, ce que Gitoyen sera demain. Car les documents de travail que le bureau de FDN me transmets en retard et au compte-goutte ne sont pas engageants. Ils témoignent du manque d'expérience et du manque de concertation décrits plus haut, mais aussi d'une assez mauvaise connaissance du terrain sur lequel Gitoyen prétend soudain débouler, et surtout d'une absence de réelle ambition, d'engagement.

En l'état, Gitoyen semble ne toujours pas sérieusement projeter d'accompagner FDN ni les opérateurs locaux dans leur développement, table sur des ressources (humaines et techniques) dont il n'a jamais disposé (et sans les financer), mais fait table raze de toutes les garanties qu'apportait le GIE et qui ont sauvé la mise à FDN dans bien des cas. En deux mots c'est plus de libéralisme et toujours pas de projet, donc pas quelque chose dans quoi j'ai envie de voir persister FDN à ce jour.


mise en ligne le 10 octobre 2011 - page de discussion