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première publication le 7 janvier 2013
La réponse donnée par la ministre au coup de semonce envoyé par Free montre une nouvelle fois un décalage entre le politique et internet. Alors que ni internet ni sa neutralité ne sont réellement menacés, c'est la publicité et son modèle profondément délétère pour le Web et menaçant pour l'internaute qui sont défendus. Éclaircissements.
Le temps d'un WE, Free a fait bloquer par ses box la publicité en ligne sur le Web chez ses abonnés équipés de la version la plus récente du boitier. Internet en frissonne encore.
La première question qui est venue à l'esprit de tout le monde est : l'action de Free est-elle contraire à la neutralité du réseau ? La réponse semble assez simple d'un point de vue théorique : non, parce que l'utilisateur a le choix de désactiver cette fonction, et qu'elle n'est pas disciminante en fonction du site qui est consulté (du moins à ce qu'il semble).
Elle est moins claire au regard de la manière : l'usage de DNS menteurs comme c'est ici le cas est généralement vue comme une atteinte à la NDN (neutralité du net) puisque c'est lors d'une étape intermédiaire que le fonctionnement d'un service est manipulé (ici, par le DNS de Free). D'autre part, les abonnés de Free semblent ne pas avoir correctement (ou suffisamment, des notions assez relatives) informés de ces modifications.
Et enfin, ces mêmes abonnés n'ont rien demandé et sont en quelque sorte inscrits en opt-out, donc ce filtrage leur est imposé à priori, même s'ils peuvent se désincrire il est probable que certains ne le feront, voire ne le sauront pas. En fait, ce sera inutile puisque à ce qu'on lit Free vient de désactiver la fonction (ou bien de la passer en opt-in).
Il est très simple de produire le même effet que celui de Free, en allant soi-même indiquer à sa propre machine des informations erronées. Il n'y a en effet aucune innovation technique.
Ajouter une ligne pour faire correspondre l'adresse 127.0.0.1 à «r.ligatus.fr»
dans votre fichier /etc/hosts
et l'effet sera le même : les publicités de
cette agence disparaîtront.
Ou bien pour plus de simplicité installer les plugins anti-pub dans un navigateur, comme adblock et dérivés, qui ont le mérite de se baser sur des listes qui seront mises à jour automatiquement.
Le net est résilient à bien des égards, et on sait que les mesures de filtrage imposées par certaines autorités (qu'on les considère légitimes ou non) se contournent aisément, que ce soit par l'utilisation de noms de domaines à peine différents, de proxies.
L'astuce de Free est un peu plus efficace parce qu'elle agit très tôt et profite de la position du fournisseur d'accès pour «intoxiquer» le système de résolution de noms au plus près de l'utilisateur.
Reste que les solutions de contournement existent : tout utilisateur peut choisir d'utiliser d'autres DNS que ceux de Free, par exemple et donc à l'avenir s'affranchir des blagues de l'opérateur basées son contrôle de la résolution de noms.
Pour les éditeurs de site aussi, des solutions existent comme de configurer leurs propres sites comme proxies vers leurs régies publicitaires, ce qui rendra inopérant le DNS menteur du FAI.
Ce sera moins évident pour les petits sites qui sont moins maîtres de leurs infrastructures d'hébergement que les gros. Et cela risque de provoquer des aberrations en faisant passer inutilement par le serveur du site qui veut afficher des publicités, le trafic des régies qui auparavant était envoyé directement aux internautes. Moins optimales comme toutes les solutions de contournement, mais de telles solutions existent.
Les publicitaires ont donc encore quelques moyens de s'en sortir, leur disparition n'est pas encore pour demain.
Pour en revenir au fond, on peut aussi explorer plus avant la question de la neutralité du net en se demandant si la publicité est réellement une partie du contenu, ou bien un contenant.
Dans ce que consulte l'internaute la publicité est rarement (pour ne pas dire jamais) l'objet recherché, celui qui contient l'information. Les auteurs font (ou paraphrasent souvent) des contenus textuels, graphiques ou sonores et la publicité est rajoutée tout autour, au milieu et quelque fois par-dessus.
Par qui ? Par l'éditeur, sinon à l'insu du moins sans contrôle de l'auteur du contenu «pertinent», donc de manière relativement parasite, tout dépend de la relation entre l'auteur et l'éditeur.
Mais le fait est que dans ce contexte, la publicité fait plutôt partie du vecteur, donc le site, et à ce titre plus du contenant que du contenu. On pourrait même le considérer comme une encapsulation des données destinée à les publier, donc à les transporter, par destination.
Éliminer au niveau de la box (ou du navigateur) des éléments qui sont là pour le transport et qui ne font pas partie de l'information, quelque part, cela reste respectueux du contenu, donc c'est neutre. Évidement cette petite guerre qui se joue entre des acteurs différents et sur des niveaux techniques différents n'est pas si innocente, la neutralité du net est le cadet de leurs soucis et l'internaute un simple jouet.
Pour continuer à voire combien la publicité se distingue du réel contenu, il faut dire combien elle est de nature différente : imposée au lecteur et non désirée, souvent distrayante et même perturbatrice, quand elle n'empêche pas tout simplement l'accès à l'information en se mettant devant ou en y retardant l'accès.
Enfin et surtout la logique de plus en plus intrusive du ciblage publicitaire a on le sait, depuis longtemps transformé l'internaute en objet vendu aux publicitaires, comme le temps de cerveau disponible que Patrick le Lay disait vendre sur TF1 aux annonceurs. Avec des méthodes qui sont devenues sur internet bien plus intrusives et intentatoires à la vie privée que ne l'étaient les simples sondages d'audimat de la vieille télé de papa.
Et je préfère ne pas m'étendre sur les techniques de marketing, d'influence et de suggestion, qui sont employées de plus en plus avec dextérité, la capacité à enjoliver, déformer, abuser ou tout simplement mentir de certains non plus pour convaincre mais pour manipuler ou duper.
Bref la publicité sur le net est devenue plus qu'envahissante, prédatrice et empoisonnante. Son mélange permanent avec le contenu indépendant parfois si intime que la première en vient à littéralement souiller le second, comme c'est une évidence sur la page des premiers résultats d'une recherche Google.
On peut donc se demander si l'élimination de cette cochonnerie n'est pas un bien en soi. Éliminer la publicité reviendrait à soigner la maladie en lui ôtant son angle d'attaque principal : le Web.
Tout ce qui reste à discuter ce sont donc les question de sous et de marché, c'est à dire en vrac : qui financerait ces sites qui n'ont pas (ou quasiment pas) d'autre modèle que la publicité, un opérateur d'accès internet peut-il ainsi soudain bouleverser un modèle économique aussi répandu, et si tout à coup les sites gratuits devenaient payants, etc.
Au début il y avait internet (et usenet), et la pub n'existait pas. Les sites étaient ouverts et publics, gratuits, c'était un monde d'échange.
Par contraste aujourd'hui sur internet foisonnant les sites de commerces. Il est même perçu comme un vecteur incontournable du succès pour une entreprise qui veut exister et durer dans certains secteurs. Avec le dépôt de bilan de Virgin et les difficultés de la FNAC une nouvelle preuve est faite (comme les anti-hadopistes l'avaient annoncé) que l'industrie culturelle devrait céder face à la dématérialisation des supports. Le net est devenu la place forte des échanges au point de rendre obsolètes les dinosaures de la distribution, progressivement engloutis.
Parallèlement afin de capter le marché toujours croissant que constitue cette nouvelle zone de chalandise en forte croissance, les publicitaires ont financé des supports pour leurs messages. Mais pas pour de vrais contenus : juste pour pouvoir mettre leur publicité. Et ce sont développés à foison des sites ayant une très faible valeur ajoutée, incapables de se reposer sur un autre revenu que celui des publicités envahissantes et incrustées autour de pages au contenu d'une richesse à pleurer.
Dans ce développement, ce n'est pas une logique de qualité qui a été mise en œuvre mais une logique de quantité : plus de sites, plus de publicité, moins de frais (donc pas de véritables auteurs, enquêteurs, etc.) Bien des sites de soit-disant information ne font que paraphraser voire plagier les autres. Certains ont une ligne éditoriale mais sont prêts à tous les excès pour attirer le lecteur avec des titres imbéciles (comme numérama), d'autres mêlent indifférement et sur tous sujets des articles qui disent tout et le jour même son contraire dans un innommable chaos (comme atlantico).
Les lecteurs affluent rameutés par les volumes d'articles et les titres racoleurs, à coups de flux de syndication complaisamment relayés par les twitters de tous bords.
Dans ce vaste chantier les articles de fond, indépendants, disparaissent dans la masse et leurs chances de trouver un lectorat auquel ils pourraient demander un financement s'évanouissent. La publicité dilue le Web et en s'alliant avec les éditeurs commerciaux (ce qui semble logique) marginalise les indépendants, les non-lucratifs, et empêche la véritable presse de se positionner et de se financer avec des abonnement que le public perçoit comme trop chers.
Mais voilà quand on veut du gratuit on a de la merde. On doit renoncer à sa vie privée. On ne peut plus encourager une presse ou des auteurs de qualité.
Alors pourquoi pas un internet sans publicité : faire à la fois le grand ménage dans tous ces sites à paraphraser, redonner leur place aux vrais sites d'information, et nous prémunir d'atteintes toujours plus nombreuses à notre vie privée par les vendeurs de publicité ciblée ?
Free n'incarne certainement pas le chevalier blanc qui vole au secours des internautes ou des consommateurs de forfait téléphone innocents. Elle fait de la publicité sur le petit écran, a démarré son business en hébergeant du porno et se sert de ses abonnés pour développer son réseau à grand coups de coups d'éclat médiatiques.
L'angélisme vis-à-vis de cette société serait une grave erreur, surtout qu'elle n'a probablement consulté l'autorité de la concurrence sur l'éventualité d'un «rapprochement» avec SFR dans l'intérêt du consommateur !
Mais elle a le mérite de faire céder de temps en temps l'ordre un peu trop bien établi par les trois autres opérateurs dominants.
La passe d'arme d'un WE que Free vient de jouer contre la publicité en ligne est-elle un coup marketing ou un coup de semonce aux opérateurs de contenu pour leur rappeler que la valeur, ce sont les internautes, et que c'est chez les FAI qu'ils se trouvent ?
Les deux sans doute, comme cela a déjà fort bien été dit partout ailleurs sur le Web. Mais comme cela a été dit aussi le véritable avertissement est pour cette myriade de sites qui n'ont pas d'autre business model que le financement par la publicité.
C'est un coup de semonce, pour le moment presque sans frais, mais qui voudra bien l'entendre ?
La ministre de l'économie numérique fait peut-être son travail (vu le titre de son ministère) en protégeant l'industrie de la publicité et les fabriquants de pages vides, quand elle estime que «Un acteur ne peut pas remettre en cause de manière unilatérale tout le système».
Free le peut, et elle en retour peut faire pression mais au fait de quel droit car Free n'attaque pas ici ses concurrents ? Free est français, l'état peut essayer de l'influencer mais n'a pas tout à faire non plus de droit d'ingérance dans ses affaires ou décisions stratégiques.
Mais surtout n'importe quel autre acteur d'importance comme Google, Microsoft ou autre géant pourrait demain imposer ses restrictions techniques à certains usages sans que son ministère y puisse grand chose.
Enfin le rôle d'un ministre ne serait-il pas davantage d'ouvrir les yeux et de se rendre compte de la fragilité de ce système, de sa nocivité et de ses effets pervers sur le développement du Web, et la vie privée des internautes, en bref de voir plus loin, et dans le sens de l'intérêt général ?